mardi 30 décembre 2014

Rencontre et destin

Les hasards de la vie,– mais d'’aucuns diront qu’il n'’y a pas de hasard, juste des rendez-vous, – font que vous venez de retrouver (de visu ou dans un médium avec photo) quelqu'’un que vous avez connu il y a longtemps, du temps de votre scolarité, d'’ailleurs vous avez en votre possession une photo de classe datant de ce temps-là. Vous vous trouvez donc face à deux images que séparent de nombreuses années. En disant ce qu'’était cet autre et ce qu'’il est aujourd'hui, c'’est fatalement la notion de destin que vous faites affleurer...


Jacques-François Piquet
22 novembre 2014

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vendredi 12 décembre 2014

Comme un I

La maison est encore endormie. Assise devant mon bol de thé et deux tartines, le courage me manque  et la télévision qui ronronne, me donne une bonne raison de rester plantée là, à ne rien faire. D’ailleurs tous les dimanches matins, c’est le même rituel. En fait, j’aime bien cette émission. Certes j’ai l’impression que c’est toujours un peu la même chose mais elle me réveille en douceur. Aujourd’hui elle traite de la zoothérapie, qui peut faire des merveilles et propose quelques portraits de spécialistes. Tous des passionnés, racontant leur métier, avec des étoiles dans les yeux. Soudain un visage  attire mon attention.  Une jeune femme …  Isabelle. Elle me dit quelque chose. Son sourire, sa voix, cette façon de se tenir droite comme un I. Sans attendre, je me précipite sur le Web, bien décidée à valider mon impression. La direction de 30 millions d’amis a sûrement annoncé leur émission et le nom des participants, sur leur site. Bingo … c’est elle … Isabelle, Isabelle Charay.  Lycée de Sarcelles. Pour être sûre de moi, une petite escapade sur un autre fil de la grande toile, et me voilà sur le site "Copainsdavant.com". Quelques clics et une magnifique photo de classe apparait, tous vêtus de costumes des  années 80, avec  des coupes de cheveux bien de l’époque. Chouette Flashback ! Isabelle  est là, debout en haut à gauche, droite comme un I. Pas de doute, c’est elle et elle n’a pas beaucoup changé, juste des cheveux plus courts.
Des souvenirs alors me reviennent, des anecdotes, des phrases, des rires.  Je me souviens d’elle comme une belle personne. Toujours à vouloir sauver la veuve et l’orphelin. A organiser des kermesses pour toutes sortes de causes, à nourrir et brosser  un pauvre âne mal traité à deux villages d’ici ou sauver un hérisson bourré de tiques voué à la mort certaine. Pour la charrier un peu, avec les copains,  on l’appelait BB Teresa, un joli mixte entre la blonde sulfureuse de « Dieu créa la femme » et la petite sœur des chiffonniers.  Je ne sais pas trop comment elle le prenait mais cela lui allait bien.
Je me souviens d’elle aussi comme quelqu’un de passionné, détestant l’injustice et la souffrance des autres, Hommes ou Animaux. Parfois trop impulsive et peu tolérante, devant les copains qui préféraient les séances de cinéma, aux collectes de provisions devant les caisses d’une grande surface tout un samedi après-midi durant ou les flirts sous les porches, à la promenade sous la pluie d’un chien de refuge. Elle semblait plus mature que nous tous. Elle ne finirait d’ailleurs pas l’année avec nous, trop impatiente de faire ce qu’elle aimait, d’être utile, de vivre sa vie, sa passion …. Le bien être des autres, à deux ou quatre pattes.
Je décide de revoir l’émission en replay, calée dans mon divan et c’est bien elle. Alors la voilà zoothérapeuthe. A adoucir l’angoisse de l’enfant autiste,  avec son cheval Confetti, dessinant des voltes et des serpentines lentement, en faisant attention à son cavalier fragile.  A calmer la rage et la violence de l’ado pyromane, avec son Golden Retriever Vidock, ce chien si réceptif au mal être et pouvant partager une après-midi entière, avec  le gamin, à jouer au frisbee ou simplement se faire cajoler. A rééduquer les doigts souffrant d’arthrose de cette retraitée, grâce à Bidule, son chat au pelage si soyeux et au ronron rassurant …. Tout cela bien sûr sous l’œil bienveillant et l’oreille toujours à l’écoute d’Isabelle. Je la reconnais bien là et soudain, même si je n’y suis pour rien, je suis fière d’elle. De sa détermination, sa persévérance, son courage et de sa générosité. Son chemin a bien été celui qu’elle voulait suivre, droit comme un I. Encore ce I …  I comme Isabelle, I comme « Y croire » à une orthographe près.
Tout cela m’a un peu remuée car finalement ma route, à moi, n’a jamais eu la fière allure d’un I mais plutôt celle du cul de sac d’un T,  … et merde … mon thé est froid.


Corinne McDowell
6 décembre 2014

mercredi 10 décembre 2014

(L')Importun malgré lui

Le vent souffle fort, en bourrasques, il dégage le ciel et le soleil automnal est encore chaud... L'étang est agité de vagues qui claquent contre les fascines des berges et les foulques dansent comme de petits voiliers sur une mer déchaînée.
Entre l'étang et la rivière, bordée d'arbustes et de buissons, la coulisse, très poissonneuse, havre de paix pour les hérons et les pêcheurs.
Cet après-midi là,  une tente toute ronde, bien close, semble inhabitée. Pourtant un homme y est tapi et surveille les mouvements de ses lignes Silencieux, immobile...A l'extérieur, un panier, un seau d'eau et une glacière. Il faut nourrir l'attente...
Tout à coup, un gros chien fauve surgit, attiré par les possibles reliefs d'un pique-nique ou les croûtons de pain jetés aux oies, troublant la quiétude du lieu et la passivité du "guetteur".
Surpris, celui-ci ouvre furieusement la fermeture-éclair de son habitacle... mais Pierre reconnaît Brutus, son gentil voisin à quatre pattes, toujours avide de caresses. Et tant pis si quelques gardons ont pris la fuite !

Roberte Revel
15 novembre 2014

Le "pieucheur de trasses"

Etait-il heureux ou malheureux le Marcel, à la fois solitaire et bavard, souvent en compagnie de sa bouteille qui ne le contredisait jamais, lui qui aimait vanter son savoir-faire et son courage - pas comme ceux qui passent leur journée assis sur leur tracteur à écouter la radio et qui ne savent même pas se servir d'une faux ou "pieucher une trasse"... ?
Lui qui, pourtant, devant tout ouvrage qui risquait de lui coûter un effort, ne manquait pas de déclarer : "J'ai qu'deux bras !" et de remettre à plus tard sans se poser de questions, lui qui, derrière sa tondeuse qui le maintenait debout, décidait toutes les cinq minutes : "Faut qu'j'aille lui donner à boire !"... et de s'enfermer dans sa cuisine pour étancher sa soif jusqu'à la prochaine pépie...


Roberte Revel
8 novembre 2014

L'inconnue reconnue

La rue Montorgueil s'anime davantage en cette période de Noël propice aux commerçants soucieux d'un chiffre d'affaires meilleur que l'an dernier;  chacun dans la recherche de mille stratégies pour attirer, retenir le chaland indécis. Ces boutiquiers accaparent l'espace du trottoir public mettant ainsi  le piéton dans l'obligation de regarder leur étal festif. Tel le papillon de nuit  attiré par la lumière jaune des lampadaires, le voilà captif pour un achat parfois inutile, irréfléchi, compulsif disent les psys.
Assise sur un carton d'emballage de machine à laver, une femme, immobile, indifférente au brouhaha de la rue. Ses cheveux emmêlés sur un crâne à l'arrondi parfait, ressemblent à la fillasse que le plombier glisse autour du tuyau pour parfaire la réparation de la fuite. Ses vêtements sont grossiers, mais protecteurs. Châle, chaussettes, mitaines semblent la protéger suffisamment du froid  pour la laisser rêver, la laisser se perdre dans la lecture d'un ouvrage tenu dans ses doigts gris. Malgré son apparence, il y a de l'élégance dans son geste, sa posture.
Elle lève la tête quand je trébuche sur deux pavés disjoints. Me regarde. Bonté, douceur. Ces yeux, ce regard, ... que me rappellent-ils? Seul un sourire gêné se dessine sur mes lèvres en guise d'excuse, mais elle ne le voit pas, très vite elle a baissé son visage, retourne dans son monde. Ce regard ... il a suffit d'une seconde pour qu'il m'habite, me presse à rentrer chez moi pour assouvir mon besoin de savoir. Rechercher dans mes souvenirs la trace de l'émotion qu'il a suscité un temps lointain. Faire le tour des possibilités. Quand? Où? Naturellement une idée s'impose: à l'école primaire! Vite, rechercher les photos de classe méticuleusement  rangées par ma mère; cette boîte que j'ai eu si souvent envie de jeter, trouvant inutile d'embarrasser mes étagères de vieilleries nostalgiques d'un temps passé. En peu de temps, je la retrouve. Elle, au premier rang, entre la maîtresse, madame Belmont et moi. "Classe de CM1", avec pleins et déliés, indique l'ardoise portée par une élève à ma gauche. 36 filles aux tabliers bien repassés, chevelures peignées, sourires pour certaines un peu figés. Il fallait être belles et propres le jour de la photographie! 36 filles, pures produits de l'école publique du quartier populaire du XIe arrondissement.
Elle se distingue des autres. Ou peut-être est-ce moi qui, avec toutes ces émotions d'autrefois revenues intactes, la trouve différente, plus naturelle, plus belle dans son tablier Vichy. Droite, fière, espiègle, elle regarde le photographe avec une assurance non dénuée de candeur.
Elle et moi, nées le même jour, comme deux sœurs. Rosine. Je l'enviais un peu cette petite-fille du "marchand de couleurs" habitant boulevard Beaumarchais et moi, une rue parallèle menant au cirque d'Hiver. Mon père, amateur d'opéra, avait trouvé malicieux de prénommer cette enfant Rosine quand on habite la grande artère parisienne portant le nom de l'auteur du Barbier de Séville! "Rosine" la jeune orpheline, admirée, convoitée par deux amants. 
Je me souviens nous passions de longs moments chez elle. Ses parents travaillant, nous étions toutes les deux et nous nous amusions ; c'est avec elle que j'ai bu mon premier, et peut-être le seul, verre de coca cola. A la récréation, elle croquait ses camarades sur un petit carnet à spirales. "Je serai dessinatrice", affirmait-elle. Que rapproche cette petite-fille déterminée de cette femme perdue? Un petit personnage dessiné d'un seul trait noir, inventé par elle, décorait ses cahiers comme des enluminures. Les enseignantes avaient vu en elle un destin prometteur; à la fin de chaque année scolaire, elle recevait, avec toujours autant de plaisir, et comme une évidence, le prix de dessin.
A la rentrée d'automne, le magasin était fermé: "changement de propriétaires" écrit en gros sur la devanture. Ses parents avaient, d'après la maîtresse, décidé de s'installer en province. Je n'avais plus eu de ses nouvelles et pourtant, c'est comme si elle faisait partie de moi, de mon enfance parisienne enjolivée peut-être. Pas question de la perdre de nouveau; vite la retrouver, se retrouver, rattraper le temps.
Rue Montorgueil, le carton est là. Vide. Sauf un marque-page, reproduction de "Clowns endormis". Au dos un simple trait de plume pour tracer, sur une ligne, ce mystérieux petit personnage au bord d'un précipice. Elle m'avait reconnue et évitée.

Michèle Marquet
6 décembre 2014

Bach Van

Je fais ta connaissance dans les années 70. Tu as une vingtaine d'années, tu termines tes études au lycée français de Saigon. Nos rencontres sont épistolaires. Tu écris, tu envoies des photos de la famille. Les parents, chacun dans un médaillon, la fratrie, et toi «troisième sœur». Sur ce montage format carte postale, tous les enfants ont été photographiés à l'âge d'environ 8 ans, et  fixe à jamais cette famille éparpillée sur deux continents.

Toi ... tu ne partiras pas. Tu ne résistes pas à l'envahisseur, tu t'adaptes, tu pactises. Pro-américaine, tu travailles avec eux,  tu comptes sur leur victoire. Tu t'éloignes des traditions, revêts le tailleur des hôtesses, deviens mère. Tu t'occupes des parents, passes souvent par la pagode et le dimanche assistes à la messe à la cathédrale...
Vaincus... ils sont partis. Tu ne te décourages pas, te débrouilles, ne renies pas tes convictions, changes de métier, déménages dans un autre quartier, élèves ton fils en lui faisant l'éloge de la culture indochinoise, sous l'éclairage des  civilisations occidentales galopantes et mêles anglais et français à vos conversations....
En mars 2000, nous sommes à Ho-Chi-Minh... A l'hôtel, une demi-heure après notre arrivée, le téléphone sonne dans notre chambre « une personne vous demande à la réception»...

En traversant le hall  de cet hôtel pour touristes, où les locaux ne sont pas les bienvenus, je te découvre, tu es debout près de la porte d'entrée.

Elle, c'est Bach Van,  «Troisième Sœur», Marie, Ma belle-sœur,

Élégante, vêtue de bleu, les cheveux noirs serrés dans un chignon bas, tu nous attends. Nos regards se croisent, se rencontrent, enfin, et nous nous embrassons simplement, sans effusion, tout restera dans nos yeux et nos cœurs... Nous nous installons pour déguster un cocktail «tricolore» aux perles de coco, et nous bavardons enfin. Tu nous expliques la vie de tous les jours. Nous évoquons les moments importants de nos familles vécus les uns sans les autres....
Tu veux nous faire connaître les lieux marquants de la ville. Nous prenons le taxi, remontons la Rue Catinât, la Cathédrale Notre-Dame, la Poste, le Rex, les rives de la rivière Saigon... et nous voilà assis sur de petits tabourets sur le trottoir d'un petit resto de rue, qui sert la soupe «Pho»avec boulettes, pâtes fraîches, coriandre, et fines herbes à volonté....Nous savourons cette première soirée en famille....

Durant ces trente années, nous avons  correspondu pour évoquer nos vies respectives, nos peines et nos joies, «Bonne Année, Joyeux Anniversaire»... de temps en temps pour consolider le fil conducteur  de cette famille, quelques photos, avec au dos une date,  un lieu, des noms. Elles  viennent rejoindre la photo aux médaillons, véritable arbre généalogique qui se transmet de génération en génération....

Nous continuons d'échanger mails et petits clichés électroniques. Nous avons perdu l'habitude des courriers... ceux qui  mettaient quelques semaines à parvenir au destinataire, mais se rangeaient si bien dans la boîte à souvenirs du Vietnam....
On se reperd sur trois continents, une génération en plus, une autre en moins!!…

Josette Montpellier
6 décembre 2014

L’homme et la mer

Mon père est mort voilà deux jours. Pour occuper mon esprit, je décide de faire l’inventaire des souvenirs dans la maison vide.
Les photos que me livrent les tiroirs des meubles sont datées au verso. L’une d’elle retient mon attention : le 9/09/62,  cinq personnages sur la plage du village. Un cliché noir et blanc  aux contrastes marqués. Je fais partie du groupe de garçons d’une dizaine d’années. Je ne reconnais personne. Seul un de nous, le plus grand est juché sur une barque de pêcheur allongée sur le sable. Il domine  la scène, au premier plan, son regard projeté vers l’horizon, loin. Chef de meute, quatre paires d’yeux le fixent. Je le reconnais, Paul, nous l’aimions, l’admirions. Je revis le moment.  Paul s’adresse à l’immensité azur : « Un jour je partirai  sur les océans. Le monde sera à moi ».  Le roulis des vagues sur les galets, la peau bronzée de nos corps au gout salé, iodé, le soleil haut dans le ciel, bleu, griffé par les mouettes au rire humain sur nos têtes. Pas un nuage ! Le photographe a immortalisé la prophétie qui vient de renaitre de ma mémoire. Je l’entends  : « Ne bougez plus, souriez ». La joie enfantine, insouciante, une paillette de vie. Paul et moi étions proches, partagions nos rêves futurs. Nous étions des enfants, déjà explorant les années pour deviner ce qu’elles allaient nous apporter. Qu’est-il devenu, ce Paul ? Nos routes se séparent à la rentrée scolaire 1962/1963. Nous ne devions plus nous revoir, croyions-nous.
Le cahier de condoléances remis le matin suivant va nous rapprocher.  Je trouve rapidement la signature de Paul et une phrase m’invitant, peut-être, à prendre contact avec lui : « Très sincères amicales pensées, aux moments heureux ensemble ».  J’y vois un signe du destin. Je surmonte ma réserve qui m’a toujours ligoté dans la passivité face aux événements imprévus et décide de le retrouver. Revivre ce jour de fin d’été grâce à une photo conservée par mon père et où Paul resurgit m’insuffle une énergie nouvelle qui dissipe la brume engluée de tristesse de mon esprit.
Deux jours plus tard je franchis le seuil de sa porte. Une maison en front de mer, à proximité de la plage où la photo a été prise il y a un demi siècle. Je l’ai glissée dans mon portefeuille. Ce cliché est  le point de départ de nos retrouvailles,  le même air, le même décor naturel, en dépit des années passées.
Un enfant m’ouvre la porte et me fait entrer. La ressemblance avec Paul enfant est surprenante. Le même regard, la fossette sur la joue, la mèche sur les yeux.  Paul me salue et me présente son petit fils prénommé Lucien.  Lucien, Paul, le temps n’a plus de sens. Invités rapidement à nous rafraichir, nous sommes assis sur la terrasse, sous la treille chargée de grappes de raisins muscat sucré enivrant les guêpes gourmandes.
 Paul est là, il raconte. Yeux clairs, front volontaire comme sur la photo.  Certes les traits du visage se sont alourdis mais la flamme  intérieure ne s’est point éteinte. Lucien est près de lui, l’écoute. Je l’imagine déjà suivant les traces de son ainé.
Paul a navigué sur tous les océans du monde, fait plusieurs fois le tour de la planète et  est revenu au pays dès les premiers jours de sa retraite d’officier de marine. Il contemple  notre photo, se souvient et dit : « toi aussi , Lucien, un jour les océans te porteront, le monde t’appartiendra, si tu le désires, fort. »
Paul est toujours en service commandé. Il accompagne les touristes pour de courtes croisières. Les grandes traversées sont devenues des cabotages dans la baie. Sa passion ne l’a pourtant pas quitté.

 Le journal local m’apprendra deux ans plus tard qu’un Musée Océanographique dont il est devenu le directeur accueille nombre de curieux. Les enfants viennent de loin le visiter. A la sortie des horizons lointains naissent dans leurs yeux quand ils regardent la mer.

Guy Vidal
6 décembre 2014